Entretien de Louis Fardel avec Jean-Michel Sanejouand (1997)

Cet entretien a été publié en 1998 dans le catalogue de l'exposition « Jean-Michel Sanejouand, Sculptures et Sculptures-Peintures » au Carré Saint-Vincent à Orléans

LOUIS FARDEL : La rétrospective que le Centre Georges Pompidou vous a consacrée en 1995 semblait, aux yeux de beaucoup, comporter deux expositions : l'une, d'œuvres apparemment très actuelles que vous aviez réalisées entre 1963 et 1977, se développait dans les premières salles où étaient regroupés les Charges-Objets, puis les Organisations d'espaces et les Calligraphies d'humeur, l'autre, qui couvrait la période 1978-1995 et occupait les salles suivantes, présentait des Peintures et quelques petites Sculptures relevant d'un art qu'on pourrait qualifier de néo-moderne. Il était amusant de constater que la plupart des visiteurs se divisaient entre ceux qui s'attardaient dans les premières salles puis accéléraient devant vos Peintures et ceux qui faisaient exactement le contraire. Pourtant, dans la Galerie d'Art Graphique, où se poursuivait votre exposition, le passage du "apparemment-très-actuel" au néomoderne s'effectuait de façon claire et comme évidente. Bien sûr les tenants de l'artistiquement correct ont préféré ignorer la démonstration et continué à juger votre peinture inacceptable. J'aimerais savoir ce qui vous a fait abandonner cette peinture au profit de la sculpture et de cette nouvelle incongruité de votre part que sont les Sculptures-Peintures ?

JEAN-MICHEL SANEJOUAND : Depuis 1989, j'invente des petites Sculptures à partir de cailloux, le plus souvent des silex, que je ramasse au hasard de mes promenades. Pour moi, chacune d'elles est une maquette de sculpture monumentale en bronze. A la suite de cette exposition à Beaubourg, j'ai eu enfin la possibilité de réaliser un de ces bronzes. La maquette mesurait sept centimètres et pesait cent vingt-cinq grammes, la sculpture mesure deux mètres vingt et pèse plus d'une tonne et demie.

LF : De quelle année datait cette maquette ?

JMS : 1989. C'était une des premières.

LF : Pourquoi avoir tant attendu ?

JMS : La sculpture monumentale n'est possible qu'à la suite d'une commande. Je me suis investi dans plusieurs projets concernant des espaces publics. Jusqu'à ce jour aucun n'a abouti. Il a fallu que ce soit un collectionneur privé qui prenne le risque.

LF : Vous parvenez donc à réaliser une sculpture aux dimensions pour lesquelles vous l'avez conçue. Mais est-ce une raison pour abandonner la peinture que vous faisiez jusqu'alors ? L'année dernière, à la FIAC 96, les Peintures récentes que vous montriez étaient de la même veine que celles de la dernière salle de votre rétrospective. Qui plus est, vous aviez installé au milieu d'elles un bronze de plus d'un mètre.

JMS : Cette sculpture représentait l'étape intermédiaire que j'avais cru nécessaire entre la petite maquette et la grande sculpture.

LF : Vous devez reconnaître que cette sculpture et ces Peintures cohabitaient bien ensemble.

JMS : C'est ce que j'ai pensé à ce moment-là. Mais quelques mois plus tard, une fois la grande sculpture terminée, il s'est produit comme un glissement. Le centre de gravité s'est déplacé de la peinture vers la sculpture.

LF : Vous considérez-vous désormais comme un sculpteur ?

JMS : Peintre ou sculpteur, cette distinction ne m'importe pas vraiment. Je dirais simplement qu'au lieu de faire des Sculptures qui correspondent à mes Peintures de façon complémentaire, j'essaie de faire des Peintures qui correspondent de façon immédiatement logique à mes Sculptures.

LF : Toute votre pratique dépendrait donc du fait que vous ramassez des cailloux ?

JMS : Chaque jour, en effet, j'en examine attentivement quelques-uns, ceux qui m'ont attiré l'oeil, et parfois j'en mets un dans ma poche. De retour dans l'atelier, il arrive que deux ou trois, parfois quatre ou cinq, rarement davantage, puissent se constituer en sculpture. C'est peu fréquent parce qu'une fois accolés il faut qu'ils me paraissent satisfaisants sous tous les angles.

LF : La plupart de ces Sculptures sont figuratives. Effectuez-vous des retouches, accentuez-vous des traits pour parvenir à ces têtes et à ces corps ?

JMS : Pas du tout. Si je procédais ainsi je pourrais inventer plusieurs Sculptures par semaine et non, au mieux, une par mois. Cet anthropomorphisme ou ce zoomorphisme est troublant parce qu'il est purement le fruit du hasard minéral.

LF : Est-ce par fidélité à l'esprit de Marcel Duchamp que vous tenez à conserver à vos Sculptures ce statut de ready-made naturel ?

JMS : Je ne crois pas. Je désire seulement préserver ce contact particulier avec les pierres. Celles-ci me suggèrent des formes de Sculptures que je n'aurais probablement pas l'idée d'imaginer, du moins pas avec une aussi grande liberté. Toutes ces Sculptures ont, évidemment, un air de famille mais ce qui me convient surtout c'est qu'elles sont très différentes les unes des autres. Quant à les considérer comme des "ready-made naturels aidés", il semble que, depuis longtemps déjà, je ne m'abrite plus derrière Duchamp.

LF : Comme cela a été le cas, n'est-ce pas, entre 1966 et 1977 ?

JMS : Pour quelqu'un de ma génération, il y avait deux personnages incontournables : Picasso et Duchamp. La difficulté consistait à devenir l'héritier irrespectueux de l'un et de l'autre.

LF : Avec les Charges-Objets, vous apparaissiez essentiellement comme le disciple de Duchamp.

JMS : Pas vraiment. Les Charges-Objets n'étaient pas assez froids pour cela. Picasso y insufflait du chaud. Les Organisations d'espaces, également, n'étaient ni froides, ni sèches. Les plans qui les accompagnaient, ainsi que le projet pour la Vallée de la Seine, étaient eux par contre bien davantage dans l'esprit de Duchamp.

LF : Avec les Calligraphies d'humeur, c'était Picasso qui prenait le dessus ?

JMS : Pendant toutes ces années, entre 1968 et 1977, je suis passé, quasi quotidiennement, des plans aux calligraphies. Effectivement, ce va-et-vient peut, avec le recul, faire penser à une sorte de lutte d'influence. Par la suite, je me suis mis à avoir des doutes sur la direction qu'indiquait Duchamp. Toute la question est de savoir si on possède l'humilité et l'audace de choisir d'être comparable. Cézanne se voulait comparable à Poussin. Picasso, lui, se voulait comparable à Cézanne. Duchamp a eu une ruse de normand : il s'est voulu incomparable. Comment comparer, en effet, un porte-bouteilles avec une sculpture de Brancusi qui, elle, prend le risque d'être comparée à toutes les Sculptures qui l'ont précédée ? En se situant, très habilement, dans l'incomparabilité, Duchamp est devenu le leader idéal, pas trop exigeant, très sympa, fraternel. Pourquoi voudriez-vous qu'un jeune homme résiste à la tentation de faire partie, d'emblée, du club des affranchis ? Je n'ai pas résisté non plus.

LF : Mais vous vous êtes ressaisi et vous avez renié Duchamp au profit de Picasso.

JMS : Non. Car je leur suis redevable à l'un autant qu'à l'autre de m'avoir appris l'essentiel, c'est-à-dire à être libre, à être indépendant.

LF : Revenons, si vous le voulez bien, à votre pratique. La maquette en pierres une fois terminée, vous ne vous contentez pas d'attendre d'avoir la possibilité de la réaliser à grande échelle. Curieusement, à partir d'elle, vous faites des petites Peintures sur papier que vous appelez des études.

JMS : Je peins ces études de mémoire. Je ne fais que m'inspirer de la forme générale de la sculpture. Ces études me servent ensuite à faire des Peintures sur toile de plus grands formats. Je ne cherche évidemment pas à produire une image exacte de la sculpture. Une peinture très réaliste d'une de mes Sculptures serait peut-être pittoresque mais n'aurait, à mon sens, aucun intérêt en tant que peinture.

LF : Pour ces études, vous vous contentez du noir sur fond blanc. Les Peintures, au contraire, possèdent une matière très riche et comme saturée de coloris. Le résultat est une sculpture peinte sur fond blanc.

JMS : Je dirais plutôt une sculpture en peinture, au lieu d'être en pierre ou en bronze.

LF : Devant ces Sculptures-Peintures on est surpris de vous voir manifester un véritable bonheur de peindre.

JMS : Mes rapports avec la peinture ont toujours été conflictuels. Maintenant qu'il ne s'agit pas vraiment ou pas seulement de faire une peinture, je n'ai plus les mêmes réticences. Et, vous avez raison, j'y prends beaucoup de plaisir.

LF : Mais ce plaisir s'inscrit tout de même crûment sur un fond blanc.

JMS : C'est le monochrome fondamental; en quelque sorte mon point de départ. Si je lui reste fidèle, c'est parce que pour moi l'espace est toujours premier.

LF : Ce fond blanc, vous l'avez attaqué, pendant toutes les années 80 et jusqu'à l'année dernière, par un ou plusieurs double coups de brosse. Or ces coups de brosse ont été la cause de la plupart des malentendus concernant votre peinture.

JMS : C'est bien possible. Cette gestualité était perverse. Recouvrant sa propre trace en sens contraire, elle manifestait une distanciation ironique mais non didactique envers une certaine peinture abstraite. Ne pas être didactique c'est prendre le risque de n'être pas compris mais c'est aussi faire confiance au regardeur au lieu de le prendre par la main.

LF : Pour certains, les masques également ont servi de prétexte à refuser de regarder. Est-ce parce que vous avez fini par en prendre conscience que vous avez abandonné les uns et les autres ?

JMS : Pas du tout. J'étais au courant depuis le début mais je ne voyais pas comment faire l'économie de ces procédés si je voulais me maintenir dans la zone de sensibilité que je désirais explorer.

LF : Vous reconnaissez que c'étaient là des procédés ?

JMS : En peinture, c'est le résultat qui compte et je trouve sotte cette tendance à n'examiner que le procédé pour savoir s'il est ou non artistiquement correct. Cela n'a aucun intérêt. La seule chose intéressante et même passionnante c'est, devant une peinture ou une sculpture, de ne pas rester frileusement "under control" mais de se laisser aller à ses sensations.

LF : Pendant plus de quinze ans, votre peinture rendait cet exercice nécessaire mais au premier abord difficile.

JMS : Peut-être parce qu'elle ne se laissait pas répertorier comme une image. Elle proposait une expérience physique, sensuelle, en bousculant les habitudes visuelles au moyen de plans virtuels et de perspectives contradictoires.

LF : Elle exigeait, de ce fait, une véritable accoutumance. Toujours est-il que les doubles coups de brosse et les masques ont commencé à vous peser.

JMS : Ils avaient fait leur temps, c'est tout. Cette évidence s'est imposée à moi alors que je ne m'y attendais pas du tout.

LF : Tous ceux qui ont vu Le Silence, votre première grande sculpture, ont été très impressionné. Pourquoi ne vous contentez-vous pas de faire de la sculpture ?

JMS : J'ai, sur des étagères, des dizaines et des dizaines de maquettes en pierres. Mon désir le plus cher est évidemment qu'elles deviennent des grandes Sculptures en bronze. C'est plus qu'un désir; en vérité, je le ressens comme un besoin. Il se trouve que la satisfaction de ce besoin ne dépend pas de moi mais de la société dans laquelle je vis. En attendant, je suis sûr de ne pas perdre mon temps en explorant l'interface entre la sculpture et la peinture.

LF : Ne pas perdre votre temps et, pour ce faire, ne jamais vous attarder plus que nécessaire paraît être une de vos obsessions.

JMS : C'est aussi une manière de vivre.

Vaulandry, décembre 1997