Entretien Pierre Restany & Jean-Michel Sanejouand
vendredi 24 octobre 1974

Retranscription de l'enregistrement audio présenté comme étant le catalogue de l'exposition des Calligraphies d'humeur à la galerie Germain à Paris.

[Version audio]

PIERRE RESTANY : Le vendredi 24 octobre 1974 à la galerie Germain à Paris, Jean-Michel Sanejouand expose ses Calligraphies d’humeurs. Ces Calligraphies d’humeurs, comment est-ce qu’elles se présentent ? Elles se présentent comme des peintures à l’encre de Chine sur toile qui ont été exécutées parallèlement à ses Organisations d’espaces, à partir de 1969. Et je pense qu’il est très important de souligner cette date, parce qu’elle montre que cette partie de l’œuvre de Sanejouand s’est développée en total parallélisme avec la recherche de synthèse qui l’a rendu beaucoup plus connu, beaucoup plus présent à vous tous. Ces peintures – puisqu’il s’agit avant tout de peinture sur toile – elles méritent le nom de calligraphies dans la mesure où elles ont en commun avec le geste calligraphique l’impossibilité, en quelque sorte, du reniement et l’impossibilité de l’erreur du trait. Il s’agit donc là d’un phénomène qui est lié à une concentration, à une urgence totale. Et une urgence qui n’exclut pas – bien au contraire – la disponibilité. Je pense Jean-Michel, que lorsque tu as fait, lorsque tu fais ces Calligraphies d’humeurs – quelque soit d’ailleurs le format, puisque ces peintures se présentent sous forme de deux formats différents : le premier qui est un format moyen, plutôt un petit format, de 50cm sur 1m et le second d’approximativement 1m sur 2. Quant tu présentes ces peintures, tu insistes toujours – et de façon très significative – sur cette notion d’urgence expressive, de besoin d’expression, lié à une totale disponibilité.

JEAN-MICHEL SANEJOUAND : Oui, c’est-à-dire que je me suis aperçu que pour réussir ce genre de peinture – enfin réussir c’est pas un mot qui veut dire grand-chose pour moi, mais enfin bon… Pour que je puisse faire ce genre de calligraphies, il faut que je sois dans un état d’une certaine vacuité, d’une certaine disponibilité – qui d’ailleurs est assez proche de celle qui m’est nécessaire pour appréhender un espace, lorsque j’y pénètre pour la première fois, où lorsque j’envisage de faire une organisation de cet espace. Et donc là sur ce point, il y a une petite démarche intérieure qui est assez proche l’une de l’autre.

PR : Est-ce que tu choisis une motivation plutôt qu’une autre ? C’est-à-dire, est-ce que tu choisis de penser à une Organisation d’espace ou de penser à exécuter une peinture, selon, disons, une formule que l’on pourrait dire programmée ou bien est-ce que justement cet état de vacuité il est général ?

JMS : J’essaie de ne pas avoir d’a priori, parce que, en fait, s’il s’agit d’un espace, il s’agit de se laisser imbiber par cet espace en quelque sorte et lorsqu’il s’agit d’une calligraphie, il s’agit de faire sur la toile, de faire des gestes, d’effectuer une sorte de petite danse, si tu veux, qui, puisqu’elle est une danse ne peut pas être n’importe quoi – parce que si l’on danse, évidemment on se casse la figure si on ne sait où l’on met les pieds – mais qui en même temps est le plus spontané possible. Je ne sais pas où je vais, je ne sais pas ce que je vais faire et j’évite de savoir ce que je vais faire pour que justement il sorte quelque chose sur cette toile.

PR : Mais cette danse, est-ce qu’elle n’est pas finalement narrative ? Est-ce qu’elle ne raconte pas quelque chose ? Parce que ces peintures se présentent comme des personnages en situation : des personnages, des animaux, des personnages de différents formats. On a l’impression d’avoir devant les yeux une certaine situation graphique. Est-ce que tu racontes quelque chose à travers cette danse ou bien est-ce que tu ne fais qu’exprimer ce qui serait la transmission de l’instinct, à travers ta propre disponibilité ?

JMS : Je ne sais pas si je raconte quelque chose. Je dois certainement raconter quelque chose, mais ce n’est pas une histoire que j’ai d’abord dans la tête. Ces personnages, au fond, me surprennent peut-être plus qu’ils ne surprendront les gens qui vont les regarder maintenant. J’ai l’impression plutôt que j’ai fait des flashs, si l’on peut dire. C’est comme si, par exemple, quelqu’un se promène avec un appareil de photo dans la nuit, équipé avec des flashs, et qu’il prenne des personnages. Il ne sait pas exactement quel personnage il va prendre. Ce sera les personnages au moment où les flashs se déclencheront qui seront présents là, dans cette rue noire par exemple. C’est plutôt cela. En fait, pour moi c’est un peu des flashs. Je suis surpris des rapports de ces personnages entre eux. D’abord, parce que quand je fais ces calligraphies, je les effectue rapidement : je ne réfléchis pas à un personnage en me disant : « tiens, il faudrait trouver une idée pour mettre en situation ce personnage par rapport à un autre. » Immédiatement, un personnage en appelle un autre et ce n’est que lorsque la calligraphie est terminée que je peux peut-être prendre le recul nécessaire pour me dire : « tiens, ces personnages ont tel et tel rapport entre eux ou n’en ont pas, ou ont des rapports tellement ambigus qui sont difficiles à préciser. »

PR : Et si devant les toiles que tu exposes à la galerie Germain maintenant, quelqu’un te posait la question classique : « qu’est-ce que ça représente ? » Comment t’expliquerais-tu ? Comment répondrais-tu à cette question ? A quel type de commentaire aurais-tu recours ?

JMS : J’appelle ça des Calligraphies d’humeurs, alors je parlerais peut-être de mes humeurs. Mais, je ne sais si le mot « humeur » n’a pas été choisi par moi, par une sorte de jeu. Ce n’est peut-être pas le mot exact.

PR : Ce serait un succédané de l’humour alors.

JMS : Dessin d’humour ce n’est pas ce que je fais, mais peut-être que Calligraphies d’humeurs… Effectivement l’humour est une chose dont il faut peut-être parler, quoiqu’il est difficile de parler d’humour sans sombrer dans le ridicule – donc de cesser de comprendre ce que ça veut dire – mais il est certain que, pour moi, j’arrive peut-être à exprimer une certaine forme d’humour, qui m’est personnelle, à travers ces calligraphies. Mais je crois aussi qu’à travers les Organisations d’espaces j’arrive à exprimer un certain humour. Là, disons que l’expression est plus évidente ou plus caricaturée, je ne sais pas.

PR : Quand nous parlons comme ça tous les deux, j’ai l’impression que le discours que nous faisons ensemble pour s’appliquer à toute une série de peintres, et de peintres qui ont une image de marque extrêmement éloignée de la tienne. Par exemple, ce discours pourrait très bien convenir à des peintres de la figuration dite narrative ou même à des peintres de l’hyper-réalime ou du photo-réalisme. Or, justement tu n’es pas ça. Et il est bien certain que le problème que tu évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire l’effet de surprise sur les gens, je suis beaucoup moins optimiste que toi, je pense qu’il sera très grand : tout irait bien s’il y avait deux Sanejouand, un Sanejouand spécialiste des Calligraphies d’humour ou d’humeurs – et tu vois que le lapsus chez moi est significatif – et un Sanejouand que l’on connaît beaucoup mieux, qui a à son actif un certain nombre de réalisations, une exposition au Centre Nationale d’Art Contemporain, des contacts avec des musées du monde entier et qui a déjà réalisé toute une série d’Organisations de l’espace. Finalement – et je pense que c’est important que nous en parlions – les gens aiment vous fixer une image de marque. La tienne, d’ailleurs, tu l’as d’autant plus attachée à toi que tes débuts aussi, dans un domaine aussi synthétique que celui qui est le tient, ont été difficiles. Donc cette image de marque que tu as fini par imposer avec beaucoup de difficultés, elle t’est d’autant plus attachée – si je puis dire – que tu as derrière toi, justement, tout une série… disons des faits [d’effets ?], de recherches et une sorte de carrière en force. Donc, aujourd’hui, quand tu nous présentes ces Calligraphies d’humeurs, les gens ne savent peut-être pas tous qu’il s’agit là du résultat d’une recherche et d’un travail calligraphique basé sur quatre ans, donc en total parallélisme avec certaines de tes plus importantes Organisations d’espaces. Ils ne sont pas forcés de le savoir puisque c’est la première fois, justement, que tu les montres en public et tu ne penses pas qu’ils te feront, ils te tiendront rigueur, ils te feront grief, justement de te présenter à travers cette espèce de structure dualiste ?

JMS : C’est tout à fait possible. Encore qu’il soit difficile de savoir à l’avance des réactions. Mais, oui effectivement, je comprends où est le problème. Le problème c’est que d’une part on peut croire, dans un premier temps : « Ah bon, monsieur Sanejouand était un garçon qui faisait des Organisations d’espaces, maintenant il a changé d’idée alors il fait des dessins figuratifs ou choses comme ça, ou des peintures figuratives. » Bon, ça, tu viens de le dire, ce n’est pas exact puisque, effectivement, depuis 1969 j’ai fait des calligraphies et au moment où j’attaquais, par exemple, mon travail sur la vallée de la Seine – précisément 69 – je commençais à faire aussi des calligraphies. Ça c’est un point. Le deuxième point, alors peut-être beaucoup plus fondamental, c’est que, effectivement, ces directions différentes apparemment, même opposées, peuvent tout à fait surprendre parce qu’on n'admet pas a priori dans notre contexte culturel – dans notre civilisation même, je pourrais dire – qu’un artiste fasse deux sortes de recherches, de travaux qui ont un aspect complètement opposé. Alors là, il faudrait peut-être faire le procès d’une certaine manière de concevoir le travail de l’art. Alors là c’est un problème. Simplement on touche, on tourne en ce moment autour de la question « qu’est-ce que l’art ? », en fin de compte.

PR : Est-ce qu’il n’y a pas aussi une sorte de parti pris moral, aussi bien chez toi, pour justifier en effet cette responsabilité totale du créateur et aussi chez ceux qui, peut-être, sont liés un peu trop à une image de marque unitaire. A vrai dire, à partir du moment où tu admets que tu prends une certaine responsabilité, disons morale, dans un état de chose, dans une certaine société – et dieu sait si en effet tes Organisations d’espaces sont justifiées par cette prise de conscience très exacte d’une responsabilité : tu prends tes responsabilités quand tu organises un espace, tu prends aussi tes responsabilités quand tu fais une Calligraphie d’humeur. Et alors est-ce que tu ne penses pas, que justement, il y a là une attitude morale qui consiste à identifier, de façon intégrale, une méthodologie de travail à une théorie de la connaissance. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de méthode différente dans un cas ou dans un autre, mais ce qu’il y a, c’est la prise de conscience extrêmement claire d’une théorie de la responsabilité qui justifie la connaissance, la recherche de la connaissance et à posteriori, les résultats de cette recherche.

JMS : C’est-à-dire que pour moi, l’art c’est une méthode de la connaissance comme, par exemple, la philosophie ou la science sont d’autres méthodes de la connaissance. Et puis il y en a d’autres, bien sûr. Alors bon, dans cette recherche de la connaissance, dans cette recherche qui essaie d’être branchée sur la totalité du réel, ce qui se passe c’est que je me suis rendu compte que, pour rendre compte de mon travail sur la totalité du réel, je pouvais, par les Organisations d’espaces déjà faire beaucoup de choses, mais je ne pouvais pas TOUT faire. Si tu veux, pour raconter une espèce de petite anecdote, je me suis aperçu que lorsque j’étudiais un espace, extérieur par exemple – c’est à un cas précis auquel je pense, d’ailleurs en ce moment – eh bien, une fois que j’ai bien ressenti au maximum, que j’ai abordé cet espace avec le plus de liberté intérieure possible et que j’ai bien ressenti, et la qualité du sol et les couleurs et les matières et le ciel et les bruits environnants, etc. eh bien si je trouve dans un espace comme celui-ci, par exemple un graffiti tout simplement – dessiné par un gosse ou un adulte : peu importe – eh bien, il m’est très difficile de résister à la tentation d’effacer le graffiti parce que c’est un autre mode. On est à ce moment-là dans un mode de pensée complètement différent parce que ce graffiti appartient à une réalité, si tu veux, qui n’existe que dans la tête – ce graffiti n’existe pas pour chien, par exemple –, il n’existe que pour un autre être humain qui reconnaît un petit bonhomme ou qui reconnaît un symbole ou qui reconnaît etc. Et, à ce moment-là, si je veux tenir compte de cette réalité, qui est propre justement au graphisme, il faut que moi aussi j’aborde le problème du graphisme. Il faut donc que moi aussi je fasse des calligraphies. Autrement, il y a tout un domaine de la connaissance, qui va m’échapper par définition. Alors je peux faire semblant. Je peux évidemment faire croire que cette réalité-là n’est pas la vraie ou n’est pas… etc. Mais ça me paraît faux. C’est comme si je disais : « moi, ce qui m’intéresse c’est le jour » et que je nie l’existence de la nuit ou « ce qui m’intéresse c’est la vie » et je nie l’existence de la mort. Pourquoi pas. Ça peut très bien se faire, mais à ce moment-là il ne faut plus parler de connaissance, ni de recherche de la connaissance : ce n’est pas sérieux.

PR : De même qu’Yves Klein haïssait le ciel quand il y avait des oiseaux, parce que justement ces oiseaux détruisaient le bleu du ciel, peut-être que dans le fond…

JMS : Ça me choque beaucoup ça. Ça m’a toujours choqué chez Yves Klein.

PR : … peut-être que tu haïs les graffitis parce que, dans le fond, ils interviennent comme un élément inorganisable dans un espace a organisé.

JMS : Ah non non, je ne les haïs pas du tout. Ils m’ont simplement forcé à reconnaître l’existence d’une réalité différente. Et, alors ou bien je l’abordais de face ou bien je la niais. Or, dans une quête de la connaissance on ne peut pas faire autrement que de l’aborder de face. Et puis alors, ça c’est une façon d’expliquer maintenant, après cinq ans de ce genre de travail, depuis donc 69 – c’est ça ? Eh bien seulement, sur le moment, qu’est-ce qui se passait ? Il se passait que je ressentais le besoin de faire ces calligraphies. Au moment même où j’avais déjà un peu de recul, puisque j’avais déjà réalisé plusieurs Organisations d’espaces – je pouvais donc avoir un peu de recul sur ce genre de travail –, au moment même où je pouvais passer dans l’autre travail, c’est-à-dire dans les Organisations d’espaces un plan parallèle, c’est-à-dire que je commençais à aborder mon travail sur la vallée de la scène, eh bien à ce moment-là, j’ai ressenti, précisément, le besoin de prendre un pinceau de le tremper dans l’encre et de faire naître des petits bonshommes et des animaux.

PR : Je crois qu’il est nécessaire d’insister sur ce fait. C’est qu’en effet, tes premières Calligraphies d’humeurs sont apparues dans ton œuvre à un moment où il y avait aussi une autre articulation qui était capitale. Une articulation qui était capitale : c’est-à-dire, le passage, finalement, d’un espace humainement tangible, à l’organisation d’un véritable territoire. Et je pense qu’en effet il y avait là chez toi la possibilité de faire un saut quantitatif énorme. Et il est très intéressant de voir qu’en même temps, cette préoccupation de fixer, si je puis dire, tes humeurs a été strictement contemporaine de cette grande ouverture que t’a donnée le travail de la régie Renault. Et je pense que c’est peut-être ce qui expliquerait alors cette schématisation volontaire que tu as voulu inscrire sur ton affiche, à savoir, extraversion du côté du concept des Organisations d’espaces et introspection du côté des Calligraphies d’humeurs, le tout étant relié dans une sorte de synthèse de méthode et de pensée qui serait le couple de tes forces créatrices, si je puis dire.

JMS : Oui, c’est ça. C’est-à-dire que ce couple de forces, donc forces employées au sens physique – enfin, sans grandiloquence – ; le point fondamental c’est que ça me paraît une chose extrêmement naturelle. On peut toujours l’expliquer en disant que c’est un processus dialectique : bien. Bien sûr que c’est un processus dialectique, mais c’est un processus dialectique parce que je trouve que c’est bien que se soit un processus dialectique. Je trouve que c’est essentiellement normal : je ne fais aucun effort pour passer de l’un à l’autre. Je ne suis pas pendant un mois à m’occuper d’Organisations d’espaces et puis pendant un mois à faire des Calligraphies d’humeurs. Absolument pas. Je passe, dans la même journée, de l’un à l’autre sans que j’aie l’impression que je me force, sur un plan ou sur un autre. Mais, c’est simplement peut-être parce que je ne ressens pas, moi, la vie, le monde qui m’entoure, ce que je fais, d’une façon manichéïste. Pour moi, il n’y a pas tellement d’opposition. Que ce soit ressenti comme tel – tu as raison d’en parler et de le signaler, ce sera peut-être ressenti comme tel – mais moi, ce que je peux dire c’est que je ne le ressens pas du tout comme ça. Et, justement, parce que je ne suis pas du tout manichéïste, je fais effectivement des choses qui paraissent n’avoir que de très lointains rapports. Je donne peut-être l’impression que j’affirme une dualité. C’est peut-être de la schizophrénie apparemment. Pour moi… enfin évidemment je suis peut-être mal placer pour dire que je ne suis pas schizophrène, mais enfin je ne le ressens pas comme tel.

PR : Je pense tu vois, en t’écoutant parler maintenant, que nous avons beaucoup discutés ensemble en tournant autour d’une notion fondamentale d’une constatation de base : c’est l’absence totale d’esprit de système, qui est à la base de ces Calligraphies d’humeurs, comme d’ailleurs finalement, à la base de tes motivations profondes lorsque tu commences à penser à une Organisation d’espaces. Et ça je crois que c’est un des problèmes qui est le plus difficile à admettre dans le monde d’aujourd’hui. Dans un monde où les ambiguïtés s’ajoutent les unes aux autres, parce que les gens qui devraient peut-être les clarifier – c’est-à-dire les spécialistes du langage et avant-tout les spécialistes du langage visuel – s’en tiennent très souvent à définir, avec des moyens plus ou moins riches et plus ou moins indigents, selon, disons, leur propre personnalité ; s’en tiennent donc à définir un petit système de vocabulaire, une syntaxe extrêmement réduite qu’ils essaient par la suite d’enrichir, non pas en la diversifiant, mais en lui donnant une sorte de martèlement répétitif. Ces systèmes définitifs tendent à créer, en quelque sorte, des petites images de marque, qui deviennent ensuite des monopoles d’un langage. C’est ainsi que l’on reconnaît, par exemple, que monsieur untel s’exprime de telle ou telle façon, que telle ou telle œuvre doit être de monsieur untel. Et, dans le fond, il semble que ce phénomène – qui est un phénomène somme toute assez conformiste et extrêmement traditionnel dans ses motivations et dans sa destination – suffise énormément aux gens d’aujourd’hui, dans la mesure même où ils semblent vouloir aller beaucoup plus loin dans, ce qu’ils appellent, leur prise de conscience vis-à-vis du monde.

JMS : Oui, c’est-à-dire que je crois que c’est assez difficile peut-être de sortir du système économique et surtout, du système publicitaire en fin de compte, dans lequel nous vivons, où le produit et la marque dominent absolument tout notre environnement. Et, je crains effectivement – c’est ce à quoi tu fais allusion – ce sont des artistes qui jouent, au fond, la même chose, plus ou moins consciemment d’ailleurs et qui deviennent en fait eux-mêmes, en tant que noms : leur nom devient une image de marque et leur œuvre devient un produit. Mais, ça c’est évident s’ils sont peut-être les victimes inconscientes du système dans lequel ils vivent, dans lequel ils baignent. Moi, si tu veux, j’essaie de prendre le risque de sortir de ce système, d’y échapper, de le contourner.

PR : Est-ce que tu n’encours pas alors un risque de reproche, qui serait le reproche de la gratuité ? C’est-à-dire, du geste calligraphique pour lui-même.

JMS : Tu sais, on peut toujours reprocher la gratuité à quelqu’un. Maintenant, je ne sais pas… c’est possible. Enfin, moi je ne le ressens pas comme ça. J’ai l’impression que je prends des risques, d’abord peut-être parce que j’aime ça et puis ensuite parce que ça me paraît absolument nécessaire. Ça me paraît naturel de prendre des risques, ça fait partie du plaisir de la vie. Et puis, je ne sais pas, je n’ai du tout envie d’être la victime du système dans lequel je baigne. Je le reconnais comme tel, je l’analyse comme tel – et peut-être même purement physiquement – comme ça je réagi, je ne suis pas d’accord.

PR : Cette notion de risque, je pense qu’elle frappera certainement le public, tout au moins le public qui s’est déjà attaché à étudier ton œuvre et à en suivre les développements. Cette notion de risque elle est fondamentale chez toi, dans la mesure où, en effet, lorsqu’on prend une responsabilité, c’est-à-dire celle d’organiser tel ou tel espace, eh bien on encourt tel ou tel risque correspondant : étant donné qu’un espace se définit toujours par ses propres limites, et qu’à partir du moment où l’on admet ces limites on admet les risques qui sont liés à ces limites. Mais, je voudrais peut-être aller plus loin encore dans cette notion de risque et l’envisager peut-être, de façon disons plus exotique – je ne veux pas dire plus philosophique parce que le terme est aussi ambigu. Tu ne penses pas qu’il y a aussi un risque chez les moines bouddhistes qui sont en même temps des calligraphes. Des calligraphes pour qui l’exercice de la calligraphie n’est qu’un phénomène existentiel parmi tant d’autres, au même titre que certains phénomènes de méditation, certains phénomènes, disons, de prière collective, etc. De prière dans le sens évidemment très peu rituel du terme, dans le sens d’une émotion spirituelle intense ressentie en commun. Est-ce que tu ne penses pas qu’il y a là aussi, dans ces calligraphies des moines bouddhistes zen, une sorte d’humeur qui s’apparente peut-être à ton humour anti-systématique ou plutôt a-systématique ? Est-ce qu’on ne retrouve pas là cette absence de système justement, qui est le tien ?

JMS : Ça tu sais, je suis très très méfiant sur le zen, le bouddhisme, les choses comme ça. Le bouddhisme zen c’est encore pire. Je ne sais pas si je peux être touché par ce genre de choses. Simplement, je dirais que j’ai le nez zen à ce moment-là, en faisant une petite astuce de mots. Je n’aime pas tellement, tu vois. Y’a un peu trop de zen, un peu trop de bouddhisme, derrière un peu trop de choses. Je ne sais pas. Je sais que je suis très éloigné de ces gens-là pour de multiples raisons. Je ne vais pas jouer à celui qui en est proche, sûrement pas. Maintenant, qu’il y ait des relations possibles, c’est pas à moi de les établir : je ne sais pas. Certainement ces gens-là sont à la recherche, d’une certaine façon, d’une connaissance globale. Eux à travers une discipline bien précise. Moi, je cherche à ma façon, je ne sais pas trop comment. Peut-être que sur certains points ça peut se recouper, c’est tout à fait possible, je ne sais pas.

PR : Tu n’as pas besoin de faire pisser un âne sur le Bouddha pour justifier le caractère paradoxal ou le côté intrigant d’une situation calligraphique.

JMS : Non, je crois que ça n’est vraiment pas la peine. Je crois qu’il y a des choses plus simples et plus difficiles à faire tous les jours.

PR : Je pense qu’il fallait tout de même souligner ça aussi, puisque nous avons essayé de faire, en quelque sorte, le panorama de différentes approches de cette peinture, qui certainement surprendra beaucoup de gens. Est-ce que fondamentalement – et c’est une question que je te pose de façon extrêmement directe, que peut-être d’autres gens d’ailleurs seront amenés à te poser au cours de cette exposition – est-ce que fondamentalement tu ressens cette peinture comme, disons, un enrichissement véritable ? Est-ce que tu penses qu’à partir du moment – un moment crucial, encore une fois, dans le développement de ta carrière – où tu as entrepris ces Calligraphies d’humeurs ; est-ce que tu penses que depuis ce moment-là elles t’ont apporté quelque chose ? C’est-à-dire qu’elles ont été nécessaires à la poursuite d’un certain équilibre. Est-ce qu’elles ont été nécessaires, en quelque sorte, comme des baromètres enregistreurs de ta propre recherche dans d’autres domaines ? Est-ce qu’il y a eu là un phénomène de véritable compensation ? Est-ce qu’il y a eu là une véritable osmose, mais au niveau vraiment, disons, affectif le plus profond ? Est-ce que sur le plan de ton affectivité, en deux mots, cette recherche calligraphique a eu une influence que tu as ressentie comme directe, comme réelle, comme tangible ?

JMS : C’est bien intime comme question. Non, ce que je peux dire, c’est que lorsque j’ai fait ces calligraphies, lorsque j’ai ressenti ce besoin, j’ai mis quand même assez longtemps à me décider à les montrer. J’aurais voulu les montrer plus tôt – je le dis tout de suite, j’aurais voulu les montrer il y a un an, mais je n’ai pas pu le faire pour des raisons pratiques, si tu veux – mais, j’ai attendu plusieurs années avant de me décider à les montrer, parce moi-même j’étais un petit peu surpris. Je voulais savoir si vraiment c’était une chose dont je ressentirai le besoin aussi longtemps. Effectivement, je l’ai ressenti suffisamment longtemps et effectivement, je me sens beaucoup mieux dans ma peau, si tu veux, depuis que j’ai cette activité bipolaire. Peut-être parce que, au fond, tout ce que je vois autour de moi a une activité bipolaire dans la nature ou dans les rythmes de la vie. Alors peut-être que je suis un peu plus en accord, je ne sais pas. Mais, c’est certain que ça me permet une expression immédiate, directe, d’un certain rire. Ça me permet de rire plus souvent si tu veux aussi ; ne serait-ce que ça. Et pour moi tu sais que le rire est une forme de respiration, en fin de compte. Mais, je sais pas enfin, peut-être que tout cela est très juste ou pas tout à fait. Mais ce que je me demande, maintenant, à la fin de notre longue conversation, c’est si ce n’est pas, au fond, beaucoup plus simple que ça. Est-ce que tout bêtement – alors laissons de côté toute notre intellectualité, si nous en avons – est-ce que tout simplement je ne suis pas dans la même position que l’homme de Cro-Magnon. C’est-à-dire, est-ce que je ne me pose pas d’une part la question « où sommes-nous ? », et je réponds en cherchant à définir ce que c’est qu’un espace, à ressentir un espace, à comprendre, au fond, l’environnement dans lequel je baigne toute la journée – comme tout le monde – et dans lequel nous baignons tous. Et puis, est-ce que je ne me pose pas l’autre question, par ailleurs, « qui sommes-nous ? » et pour dépister ce « qui sommes-nous ? » – parce que c’est brouillé, c’est pas facile – j’essaie de faire surgir les choses qui se baladent à l’intérieur de nous et à ce moment-là, peut-être que je fais un peu – je ne sais pas – un peu d’analyse ou de psychanalyse. »